La huitième merveille du monde (Bruckner par l'Orchestre d'ïle de France et Yoel Levi)
Par Patrick Loiseleur le mercredi 4 novembre 2015, 09:00 - Concerts - Lien permanent
C'est la première fois que j'écoute un concert dans la grande salle de la nouvelle Philharmonie, inaugurée en janvier dernier. La philharmonie de Paris est aussi belle à l'intérieur que moche à l'extérieur. Les couleurs chaudes créent une impression rassurante et intime, la conception asymétrique des balcons de la grande salle évite l'impression d'écrasement. L'acoustique est un peu plus généreuse que celle de la salle Pleyel (j'ai pu compter jusqu'à quatre secondes de réverbération lorsque des fortissimos d'orchestre débouchent sur le silence ou sur un pianissomo, comme c'est souvent le cas chez Bruckner). J'ai l'impression qu'on peut bien entendre et bien voir où qu'on soit placé, ce qui est impressionnant avec une jauge de presque 2400 places. On en viendrait presque à pardonner les retards et le budget colossal de ce projet mégalomane: comme le château de Versailles ou la bibliothèque François Miterrand, ce bâtiment est sans doute destiné à faire la gloire d'une ville après avoir créé la polémique lors de son long et difficile accouchement. En bref cette salle philharmonique est un peu comme cette fille au lycée que personne ne regardait car elle avait le nez de travers et de grosses lunettes, et dont on se rendait compte lorsqu'on la connaissait mieux qu'elle avait des yeux magnifiques, la peau douce et je vous laisse imaginer le reste. Il ne faut pas s'arrêter à son physique extérieurement ingrat, à ces gris métalliques et froids, à ces fameux "oiseaux" qui semblent faits de plomb et qui n'ont fait s'envoler que la facture.
Venons-en à la musique. Ce 9 octobre dernier, c'est Yoel Levi qui dirigeait l'orchestre national d'Ïle de France dans la Huitième Symphonie d'Anton Bruckner. Une symphonie dont les proportions imposantes, malhériennes justifie qu'elle remplisse la soirée toute entière. J'avais le plaisir d'y aller avec une personne qui partage avec moi une passion sans borne pour la musique de Bruckner développée dès l'adolescence et prolongée plus tard par l'étude et l'analyse de ses principales symphonies. Nous n'avons donc pas perdu une miette de cette Huitième que nous connaissons quasiment par coeur.
Il a fallu pas moins de trois ans et demi à Anton Bruckner pour écrire cette symphonie (de 1884 à 1887), alors qu'il avait déjà 60 ans et que les succès rencontrés par la Septième notamment lui apportaient une reconnaissance qui n'avait que trop tardée. Il apparaît clairement lorsqu'on considère l'effectif (4 tubas Wagner en plus des 4 cors, les flûtes, hautbois, clarinettes et bassons par 3, deux harpes, un tuba) aussi bien que la longueur (un adagio de 30 minutes !), que Bruckner avait l'ambition d'écrire non pas une symphonie, mais LA symphonie. De plus, après ses trois ans et demi, la partition ayant été refusée par Hermann Levi, ce qui conduisit le compositeur au bord du suicide, elle fut intégralement révisée (on pourrait même dire réécrite), et c'est la seconde version de 1890, créée en 1892 par Hans Richter, qu'on joue le plus souvent aujourd'hui. Pour ajouter à la confusion, une troisième version a été éditée par Robert Haas, lequel a pris la liberté de rétablir certains passages supprimés par le compositeur dans la version de 1890 (dite "Nowak" car elle a été éditée par Leopold Nowak). Ces suppressions étant parfois motivées par des pressions extérieures qu'auraient subi le compositeur autrichien manquant de confiance en lui et trop perméable aux critiques, le rétablissement des passages supprimés font débat et nous empêchent d'avoir une version définitive et satisfaisante de cette Huitième symphonie. Notons tout de même que les passages rétablis par Haas dans le finale permettent un meilleur équilibre entre les différentes sections, ce qui n'est pas négligeable. Et c'est la raison pour laquelle des auteurs comme Paul-Gilbert Langevin ont vigoureusement pris parti pour la version Haas, cet hybride des textes "officiels" de 1887 et 1890, justifiée musicalement à défaut de l'être par le respect maniaque et un peu fétichiste du "Urtext".
"Immense fresque sur laquelle se referme le XIXe siècle musical" selon François-René Tranchefort; oeuvre d'un "mystique gothique égaré par erreur au XIXe siècle" selon Wilhelm Furtwängler. Hugo Wolf écrivit après la première audition: "Ce fut une victoire complète de la lumière sur l'obscurité. Avec une force primitive, une tempête d'applaudissements se déchaînait après chaque mouvement. Bref, ce fut un triomphe plus beau qu'aucun général romain n'aurait jamais osé en rêver". Mis à part ce pisse-vinaigre de Hanslick, la huitième a conquis d'emblé le public Viennois, et comme l'écrit Paul-Gilbert Langevin: "Dans cette salle du Musikverein où il avait vécu les pires échecs et les pires humiliations, Anton Bruckner venait enfin d'obtenir la plus retentissante des revanches".
Il n'est pas inutile de rappeler que la musique de Bruckner a longtemps été victime de vilains préjugés (trop longue, injouable, nécessitant des effectifs énormes). Il a fallu que le niveau technique des orchestres et des chefs s'élève; que le travail de courageux pionniers s'imprime dans l'oreille collective grâce au disque; que les éditions critiques trouvent des solutions satisfaisantes au casse-tête des révisions successives; en somme il aura fallu presque cent ans pour qu'on puisse écouter sa musique d'une façon réellement satisfaisante.
On sent bien que l'orchestre national d'Île de France, dont la noble mission est de porter la grande musique aussi bien à Sarcelles, Argenteuil ou Massy que dans la capitale, est aujourd'hui à la fête. Réunis au grand complet les musiciens s'apprêtent à vivre un grand moment à la Philharmonie, et nous aussi. Yoel Levi dirige par coeur, et dès les premières mesures s'engage dans un corps-à-corps très physique avec l'orchestre. À en juger par la manière dont il donne tous les départs ou presque, on peut voir que ce n'est pas une posture et qu'il a vraiment bossé sa partition au point de pouvoir se passer de l'objet papier. Ayant saisi à bras-le-corps cette monumentale symphonie, il nous emmène d'une traite de la première à la dernière note, et permet à l'orchestre de livrer toute la palette de ses couleurs, notamment dans des pianissimos à donner la chair de poule et bien sûr des fortissimos éclatants. Nous avons pu aussi nous délecter du son de ces tubas Wagner joués par les cornistes, tellement crémeux et doux qu'on aurait envie de mettre le doigt dedans comme s'il s'agissait d'un bol de Chantilly. Et nous amuser du triste sort des deux percusionnistes affectés aux cymbales et triangle, attendant avec une angélique patience leur unique intervention dans le mouvement lent, tandis que leur compère aux timbales s'éclate comme une bête. Les harpes sont un peu mieux loties, même si elles ne sont sollicitées que pour le mouvement lent.
Comme toutes les symphonies de Bruckner, la Huitième raconte l'histoire d'une âme qui cherche la paix et le salut, torturée par le doute mais portée par la foi. Ses proportions imposantes, ses techniques d'orchestration atypiques peuvent dérouter mais on n'y trouve rien qui ne soit pas de la plus haute et de la plus noble inspiration. Lorsque le finale se conclut par la superposition de pas moins de quatre thèmes tirés différents mouvements, c'est un véritable triomphe longuement préparé que nous vivons. Les applaudissement qui suivent n'étant qu'une conséquence un peu banale et prévisible de ce triomphe de la joie, une joie toute intérieure et spirituelle que Bruckner sut exprimer mieux que personne, et qui continue à nous habiter longtemps après la dernière note.