La dernière colère de Pierre Boulez

Monsieur Pierre Boulez nous a quitté le 6 janvier dernier. Hommages et témoignages n’ont  cessé d’affluer, dans la presse écrite (avec une série d’articles de Renaut Machart dans le Monde, la une de Libé) mais aussi sur ma radio préférée, France Musique, où des musiciens comme Pierre-Laurent Aimard ou Pascal Dusapin ont trouvé des mots justes et d’une émouvante simplicité pour évoquer sa mémoire.  (à réécouter dans le « Classic Club » de Lionel Esparza du 7 janvier). Il n’y a guère que le Gorafi qui n’a pas encore rendu hommage à sa façon au musicien français le plus célèbre dans le monde après David Guetta.

C’est en 1945 qu’Olivier Messiaen accueille dans sa classe d’Analyse au Conservatoire un jeune homme de vingt ans particulièrement brillant, dont il ne tarde pas à remarquer le tempérament bouillant et irascible. C’est une colère terrible qui anime Pierre Boulez, colère qu’on peut déjà sentir dans sa Première Sonate pour piano, et qui ne s’est jamais calmée depuis.  On sent encore très nettement une forme de rage froide dans la pièce Sur Incises de 1998. Avec quelques autres (Cage, Stockhausen, Ligeti, Berio, Xenakis) ils vont péter la baraque. Du haut de leur vingt ans, ils vont ringardiser ceux qu’on considérait comme avant-gardistes dans les années 1930 : Messiaen, Hindemith, Bartók, Stravinsky, Janacek, Chostakovitch, et même Schönberg.

En colère, d’accord, mais contre quoi, contre qui ? Contre la vulgarité et la bêtise, contre la facilité et le conformisme, contre le sentimentalisme bon marché. Les violentes saillies de Boulez en interview sont légendaires, même ses amis et ardents défenseurs peuvent en citer quelques-unes, l’INA en a même conservé en vidéo.

Mais vous savez quoi ? Pierre Boulez avait raison. Sur toute la ligne. Et depuis le début. Raison de se moquer de cette manie bizarre pour la musique ancienne (« il faudrait aussi porter perruque et s’éclairer à la bougie »). Raison de protester sans cesse contre le conservatisme étouffant qui tue la musique occidentale. Raison de pester contre ces interprètes qui choisissent leur répertoire pour mettre en valeur leur ego au lieu de servir la musique. Raison de dire que les maisons d’opéra sont devenues des musées poussiéreux et qu’il vaudrait les mieux les « brûler ». Raison de se battre pour que la musique d’aujourd’hui soit soutenue par les pouvoirs publics, pour que les musiciens soient respectés, qu’ils disposent de lieux de concerts décents comme la Cité de la Musique puis la Philharmonie.

Oui, l’intraitable monsieur Boulez a dit des horreurs sur le jazz, sur Schubert, sur Messiaen et Jolivet, et sur bien d’autres choses, mais c’était aussi et avant tout un bâtisseur qui a créé l’IRCAM, et l’Ensemble Inter-contemporain, excusez du peu ! Et quel autre compositeur a consacré autant de temps et d’énergie, en tant que chef d’orchestre, à défendre la musique des autres, à la produire en concert, et avec quel talent, quelle exigence, quelle précision, quelle humilité ! De Wagner à Berio, en passant par Debussy, Bartók et Messiaen,  nombreux ceux qui lui doivent des interprétations d’anthologie qui font figure de référence. Cet infatigable travailleur a très activement contribué aux préjugés sur la musique « élitiste » et au clivage violent entre musique néo-tonale et musique atonale ; mais il a aussi et avant tout servi la musique toute sa vie, avec un talent, une sensibilité, une intelligence et une lucidité que personne ne lui contestera.

Quant à la musique de Boulez, n’en déplaise à ses détracteurs, cela fait déjà quelque temps  qu’elle s’est installée dans le paysage, et elle est là pour durer. Malgré la grande virtuosité qui les caractérise et peut limiter leur diffusion (les pianistes capables d’affronter la Deuxième Sonate ne sont pas légion), ses œuvres ont déjà conquis leur public. Le Marteau sans maître, Messagesquisse, Dérives, Notations et Répons sont d’ores et déjà des classiques. Leur étonnant mélange de raffinement et de brutalité sera peut-être vu dans quelques années comme caractéristique du XXe siècle (ne trouve-t-on pas Olivier Greif, pourtant classé parmi les « néo-tonals », le même alliage ?). Cela étant dit, il est fort possible et tout à fait souhaitable que les compositeurs empruntent d’autres chemins au XXIè siècle. Certains musiciens comme Arvo Pärt et Penderecki l’ont déjà montré en tournant le dos à la musique sérielle les années 1970. L’intelligence est toujours plaisante à entendre, chez Bach comme chez Boulez, mais l’oreille même impose des limites à l’intellectualisation de l’écriture. Et la voie de virtuosité instrumentale extrême, illustrée jusque dans ses excès par Brice Pauset ou Brian Ferneyhough, me semble bel et bien épuisée. Quant au débat sur la dissonance ou la tonalité, il appartient au siècle passé, voilà bien longtemps qu’il ne tourmente plus personne. En ce sens la disparition de Pierre Boulez marque bien la fin d’une époque.

On le savait malade depuis quelques années (alors que pour ses 85 ans il avait encore drôlement la pêche), et l’exposition qui lui fut consacrée en janvier 2015 par la Philharmonie de Paris avait déjà un petit air d’hommage posthume, comme il n’a pu faire le déplacement pour l’inaugurer. Son dernier livre « les Neurones enchantés » avec Jean-Pierre Changeux et Philippe Manoury (on peut en consulter une extrait sur le site du Point) montrait cependant qu’il n’avait rien perdu de sa faconde ni de sa curiosité.

Je ne peux m’empêcher de quel sujet a déclenché l’ire du compositeur français pour la dernière fois. A-t-il eu un coup de sang lorsque son aide-soignante lui déclara après avoir écouté son disque qu’elle préférait Miley Cirus ? S’est-il étouffé de rage en regardant tel conférencier aux goûts plutôts conservateurs invité par son successeur au collège de France ? Une infirmière bien intentionnée mais maladroite lui aurait-elle passé une playlist avec l’intégrale de Ludovico Einaudi pour l’endormir ? A-t-il regardé le programme de l’opéra de Paris qui cette année encore propose zéro création et peu de mises en scène qui ne soient pas des reprises ? Ou encore fait une crise d’apoplexie devant la demi-finale de The Voice ? Nous ne le saurons pas. La vulgarité et la facilité sont tellement envahissantes aujourd’hui, y compris dans les lieux et media dédiés à la Culture avec un grand Cul, que les raisons de s’indigner sont innombrables, surtout lorsqu’on a consacré sa vie à la grande musique avec humilité autant qu’avec exigence.

À l’instar de Schönberg, Boulez restera sans doute l’un des musiciens les plus mal compris et aimés de ce siècle. Sa verve de polémiste aura peut-être desservi sa musique, en attirant l'attention sur les mots plutôt que sur les sons. En réduisant sa musique à une technique d'écriture (sérielle en l'occurence) au lieu de l'apprécier pour elle-même. En réalité, la musique de Boulez n’est pas plus difficile d’accès ni plus dissonante que celle du très discret Dutilleux. Il m’est arrivé plusieurs fois de la faire écouter à des amis sans leur donner le nom du compositeur, et d'obtenir des réactions variées comme « c'est beau » « c'est du moderne écoutable » « c'est très sensuel, presque Debussyste ». Maintenant que l'encombrant personnage médiatique célèbre pour ses coups de gueule a quitté la scène, nous allons peut-être redécouvrir et apprécier sa musique pour elle-même ? Les polémiques s'éteignent avec le temps, la musique demeure. La bonne musique, surtout. Qui s'émeut aujourd'hui de la querelle entre les Lisztiens et Wagnériens et les Brahmsiens ? Il est possible que dans quelques années on regarde en souriant le combat féroce des sériels contre les néo-tonals. Qu'on programme les uns et les autres dans les mêmes concerts. D'ailleurs, n'avons-nous pas déjà commencé à le faire ? Une page se tourne, un siècle se termine, Monsieur Boulez a désormais rejoint Berlioz, Chausson, Debussy, Messiaen et quelques-autres là-haut pour la photo de famille, mais il nous a laissé le meilleur: sa musique. On ne saurait trop l'en remercier.