Le disque de musique classique aurait-il une composition qui l'empêche de se dissoudre dans le èmmepétrois ? C'est la question que se pose Jean-Marc Proust dans Slate. Il y répond surtout par le profil sociologique du collectionneur de disques classiques, c'est à dire un homme de plus de 50 ans qui jouit d'un relatif confort matériel. Ce lieu commun apparemment étayé par des chiffres assez parlants.
Le disque classique est un marché de niche (10% des ventes toute de même) qui semble mieux résister à la crise que le reste. Pour autant, faut-il croire qu'il ne baissera jamais ? Deux éléments invitent au pessimismes. Les magasins "culturels" type Fnac ou Virgin ressemblent de plus en plus à des supermarchés, dont ils reprennent le modèle économique, et de moins en moins à des librairies. Le mélomane exigeant qui cherche un vaste catalogue et des vendeurs tout aussi passionnés que lui a tout intérêt à passer son chemin, et à trouver son bonheur plutôt sur Internet. Et tant qu'à acheter un disque sur Internet, pourquoi pas acheter la version numérique ? (ou télécharger une version pirate). Il faut noter également que la place de la grande musique à la télévision est ridiculement réduite: dès qu'un coup de pub est apporté à un artiste ou un compositeur par une brève apparition sur le petit écran, les ventes s'envolent, par rapport aux chiffres très modestes d'un disque classique moyen.

Après avoir lu cet article et d'autres, comme celui-ci en anglais sur la diète à suivre pour se guérir du trouble auditif compulsif causé par l'abus de musique digitale, j'en suis venu à me poser une autre question: plutôt que de regretter la dématérialisation
de la musique, c'est à dire le remplacement d'un support physique (CD audio) par un autre (mémoire flash ou disque dur), ne devrait-on pas s'étonner de la matérialisation de la musique par tous les moyens techniques disponibles depuis le dépôt de brevet du gramophone par Emile Deustch, il y a un siècle ?
Autrement dit, ce qui est surprenant, n'est-ce pas cette habitude quelque peu fétichiste que nous avons prise de vouloir capter l'art par excellence de l'ici et du maintenant, de capturer ce qui n'est que vibrations dans l'air, et de le mettre en boîte comme des haricots, pour une consommation ultérieure ?
La musique authentique et originale, celle qui existe depuis l'aube de l'humanité, est celle qu'on partage en groupe; celle qu'on vit en chantant et en dansant en harmonie avec le groupe, celle qui rythme les gestes quotidiens comme les grands moments de la vie. Séparer les hommes en deux catégories, les musiciens et les auditeurs (ces derniers étant priés de faire le moins de bruit possible) est une évolution récente de la musique occidentale (deux ou trois siècles au plus), qui ne concerne qu'une partie de la musique d'ailleurs. Dans les concerts de rock, jeunes et moins jeunes continuent de chanter et danser comme les hommes le font depuis la nuit des temps. Séparer les musiciens en compositeurs et interprètes est encore plus récent et induit des effets pervers évidents. De même, séparer musiciens et public qui ne sont plus connectés que très indirectement, à l'aide de machines sophistiquées, peut remettre en cause la notion même de musique.
Nous nous sommes habitués à ces portions individuelles de plaisir musical en boîte, consommables à toute heure et en tout lieu; à tel point que des expressions comme j'écoute de la musique
sont devenues en fait synonymes de j'écoute un disque (ou un mp3)
. A tel point que les musiciens cherchent avant tout à sortir
un disque, et que les concerts sont vus uniquement comme moyen de promotion du disque (avec la crise du disque, bien sûr, ce modèle est remis en question).
Avec la fin du disque, que perdrions-nous ? Un objet parfois agréable à regarder et à consulter, s'il est agrémenté d'une belle iconographie et d'un livret décent (tous les amateurs de 33 tours vous diront que le compact disc est très inférieur à son ancêtre à sillons noirs de ce point de vue). Un objet qu'on peut ranger dans une bibliothèque comme un livre, ou parfois chercher rageusement lorsqu'on l'a égaré, là encore comme un livre. Un objet qu'on peut posséder, c'est à dire aussi collectionner, offrir, convoiter, exhiber fièrement quand il est rare.
Mais la vraie question est que gagnerons-nous ? Une fois débarrassé de l'objet-disque, nous gagnerons justement ce vide. Une fois dépouillée de son support physique, la musique revient à l'essentiel, c'est à dire des vibrations dans l'air. Invisibles, impalpables et pourtant tellement présentes. Et la musique enregistrée revient à ce qu'elle est, c'est à dire un pauvre succédané de musique vivante. Une fois dématérialisée
, la musique qui peut-être n'aurait jamais dû être matérialisée de la sorte nous donnera à nouveau l'envie de sortir de chez nous pour aller davantage au concert. La musique c'est comme les haricots: c'est bon en boîte, c'est meilleur frais.

Ainsi donc la musique vivante serait comme la violence dans les jeux vidéo ou la pornographie: il est urgent d'en protéger nos enfants. C'est dangereux un compositeur vivant, c'est imprévisible, parfois même dissonant. Ça ne sent pas la naphtaline, parfois même ça sent le soufre. Pourquoi pas un violoniste qui improvise tant qu'on y est ?
L'intérêt de cette lecture de la Sonate tient selon moi dans le regard du compositeur-pianiste. Une connaissance intime de la partition née de son analyse approfondie lui permet de relier chaque fragment au tout, de donner un sens, une direction à chaque élément musical au sein d'une vision d'ensemble. Pour autant, ce n'est pas une version froide et intellectuelle, et j'y retrouve ce que j'aime chez Liszt, à savoir l'emportement, l'élan, les épanchements romantiques qui manquent parfois dans des versions discographiques trop sages, trop léchées. L'autre mérite de Marcel Cominotto est de nous rappeler la modernité de cette partition, en faisant ressortir les arrêtes assez vives, les dissonances, le côté abrupt de certains passages qui forme un contraste d'autant plus intéressant avec les évocations du paradis (souvent associé chez Liszt avec la tonalité de Fa# majeur). Conformément à la volonté de Liszt qui demandait que cette sonate soit enchaînée, c'est une seule plage de 27 minutes que l'on trouve la Sonate en si. Pas question de saucissonner ce chef-d'oeuvre façon ioutioube (ou façon Radio Classique, serais-je tenté de dire, tant cette station tend à éviter les morceaux qui durent plus longtemps qu'un clip de Madonna depuis son changement de direction). Pour en profiter pleinement, l'auditeur devra trouver une demi-heure dans son emploi du temps, débrancher son smartphone qui fait bip toutes les trois minutes, et faire un minimum de vide en lui-même afin de se plonger tout entier dans cette musique démesurée et géniale.
Il y a mille et une raisons de snober ce genre ce grand-messe télévisuelle. Pour commencer, le côté "Grande Finale" de Top Chef ou Miss France cadre assez mal avec la musique telle qu'on l'aime: c'est à dire le contact émotionnel entre les artistes et le public, la recherche de la perfection, l'authenticité et la simplicité. En bref, tout sauf le bling-bling. Et puis les choix du jury et du public, forcément arbitraires, vont consacrer des artistes pour la plupart excellents mais laisser de côté beaucoup d'autres qui sont tout aussi bons musiciens mais dont l'agent est moins doué pour le marketing. Et puis il faut se cogner Frédéric Lodéon, ce nouveau Léon Zitrone de la musique, pendant une heure et demie. Enfin, il faut compter avec la qualité de son du téléviseur moyen, capable de transformer le son du meilleur violoniste en un chuintement nasillard et mesquin. 




